Rivalités ethniques et diplomatie inachevée : un regard sur l’impasse de la région des Grands Lacs
Par Congo Heritage
Le 15 décembre 2024, un sommet crucial devait se tenir à Luanda, en Angola, entre le président rwandais Paul Kagame et son homologue congolais Félix Tshisekedi. Ce rendez-vous promettait de faire avancer le processus de paix dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC), constamment agité par les affrontements entre groupes rebelles, ingérences étrangères et tensions ethniques.
Pourtant, la réunion n’a jamais eu lieu : Paul Kagame a tout simplement brillé par son absence, arguant que la RDC doit avant tout négocier directement avec la rébellion du M23.
Un « porte-parole » inattendu ?
Le M23, rappelons-le, est un groupe armé composé principalement de Congolais d’ethnie tutsi, né de revendications liées aux accords de paix de 2009. Selon Kigali, pour résoudre la crise, Kinshasa se doit d’engager un dialogue avec les responsables de cette rébellion. Mais un paradoxe surgit : si le M23 est un mouvement congolais, comment se fait-il que le Rwanda en devienne officieusement le porte-parole?
Pour de nombreux observateurs, cette posture de Kigali confirme l’emprise de considérations ethniques et tribales dans la politique régionale, parfois plus fortes que le principe de non-ingérence dans les affaires internes d’un État souverain. Certains membres du M23 déclarent eux-mêmes se sentir plus proches de Kigali, qu’ils perçoivent comme leur « mère patrie ». Les autorités rwandaises, de leur côté, continuent d’affirmer que leur seule préoccupation est de sécuriser leurs frontières et de protéger les populations d’origine tutsi au Congo.
Transborder ethnic manipulation : la géopolitique des affiliations
Cette « manipulation » des affiliations transfrontalières n’est pas nouvelle dans la région des Grands Lacs. Des communautés ethniques—qu’il s’agisse de Hutus, de Tutsis ou d’autres groupes—s’étendent de part et d’autre des frontières officielles, façonnées en grande partie par la colonisation. À travers le Burundi, le Rwanda, l’Ouganda et la RDC, des liens familiaux, linguistiques et culturels rapprochent davantage certaines communautés entre elles qu’avec leurs concitoyens d’un même pays.
Cette réalité transfrontalière nourrit plusieurs dynamiques :
- Soutien direct ou indirect
Des gouvernements de la région peuvent soutenir des groupes rebelles dont les membres partagent la même identité ethnique. Cela passe par une aide logistique, militaire, ou encore un appui politique discret dans les négociations internationales. - Méfiances et soupçons mutuels
Les autorités congolaises accusent régulièrement le Rwanda et l’Ouganda de tirer parti des groupes rebelles pour piller les minerais de l’est de la RDC. De leur côté, le Rwanda et l’Ouganda démentent et rétorquent que Kinshasa ferme les yeux sur la présence de milices hostiles à leur égard, notamment des groupes hutus liés aux FDLR pour Kigali, ou des rebelles ougandais pour Kampala. - Perpétuation du cycle des conflits
La question de l’appartenance ethnique, souvent instrumentalisée, contribue à enraciner les conflits et à retarder la conclusion d’accords de paix solides et durables.
Le rôle ambigu des accords régionaux
Plusieurs accords ont été signés depuis plus de deux décennies pour tenter de pacifier l’est de la RDC. Malgré tout, les mêmes problématiques ressurgissent :
- Des accords qui ignorent les racines ethniques
Souvent, les traités se concentrent sur le partage du pouvoir ou le cessez-le-feu, mais laissent de côté la question cruciale du tribalisme et de l’identité nationale. - Un manque de mécanismes d’application
Même quand les textes reconnaissent l’importance du respect des frontières et de la non-ingérence, il n’existe pratiquement pas d’instances régionales capables de sanctionner les violations. - Une défiance persistante entre dirigeants
L’échec de la rencontre du 15 décembre 2024 à Luanda illustre à quel point la confiance reste fragile entre le Rwanda et la RDC, voire inexistante.
Qui gouverne qui? Les implications plus larges
Le fait que le président Kagame exige, en quelque sorte, que la RDC négocie avec le M23 soulève des questions inconfortables : jusqu’où peut aller l’influence d’un pays voisin dans les affaires internes d’un État souverain? Et où s’arrête la solidarité ethnique au profit du réalisme politique?
Derrière cette implication directe, se cache la crainte d’un effet domino :
- Du côté rwandais : empêcher la reconstitution de groupes armés hutus (FDLR) qui pourraient menacer la sécurité nationale.
- Du côté congolais : éviter la mainmise sur ses richesses minières, tout en craignant une balkanisation de l’est du Congo.
- Du côté ougandais : ne pas laisser la RDC devenir un sanctuaire pour des rebelles ougandais hostiles au régime de Kampala.
Propositions pour une diplomatie plus honnête
- Reconnaître le facteur ethnique
Tant que la composante tribale restera un tabou, tout accord de paix risque de n’être qu’un emplâtre sur une jambe de bois. Les griefs historiques et les affiliations transfrontalières doivent être abordés de front. - Renforcer les institutions congolaises
Un État central faible est plus perméable aux ingérences extérieures et à la prolifération des groupes rebelles. Des partenariats internationaux plus ciblés, axés sur la gouvernance et la réforme du secteur de la sécurité, sont nécessaires. - Créer un mécanisme de suivi régional
La Conférence Internationale sur la Région des Grands Lacs (CIRGL) devrait se doter d’un organe doté de réels pouvoirs de sanction et de médiation, pour veiller au respect des accords et obliger les parties à rendre des comptes. - Encourager la réconciliation intra-régionale
Au-delà du Rwanda et de la RDC, le Burundi et l’Ouganda ne sont pas de simples spectateurs. Les quatre pays doivent engager un processus de réconciliation collective, basé sur la transparence et la justice transitionnelle.
Conclusion
L’annulation du sommet de Luanda entre Paul Kagame et Félix Tshisekedi, couplée aux exigences rwandaises de négociations entre Kinshasa et le M23, démontre l’ampleur de la crise : la région des Grands Lacs demeure prisonnière de la complexité ethnique et des intérêts politiques divergents. Pour sortir de cette spirale, la reconnaissance des liens transfrontaliers—et de leur instrumentalisation politique—constitue un premier pas indispensable.
Au bout du compte, l’avenir de l’est de la RDC se joue autant dans les couloirs feutrés de la diplomatie régionale qu’au sein des communautés locales divisées. Face à l’influence toujours plus marquée de la solidarité ethnique, la stabilité ne pourra être garantie que par un renforcement des institutions et des engagements fermes contre les ingérences extérieures. Plus que jamais, la région a besoin d’un sursaut collectif pour briser le cycle des conflits et offrir à ses populations l’espoir d’un futur enfin pacifié.
Questions pour alimenter la discussion :
- Quel rôle la question ethnique joue-t-elle vraiment dans l’instabilité de la région des Grands Lacs, et comment ces tensions s’enracinent-elles dans l’histoire récente (notamment depuis 1994)?
- Dans quelle mesure les États riverains (Rwanda, Burundi, Ouganda) privilégient-ils leurs intérêts sécuritaires et économiques au détriment de la souveraineté de la RDC?
- Le M23, bien qu’il s’agisse d’un groupe armé congolais, semble bénéficier d’un soutien ou d’une sympathie de la part du Rwanda. Comment expliquer cette ambiguïté, et quelles sont ses implications sur la diplomatie régionale?
- Comment la dimension transfrontalière (familles et communautés éparpillées au-delà des frontières officielles) façonne-t-elle les politiques internes et externes de chaque pays?
- Pourquoi les différents accords régionaux peinent-ils à aborder frontalement la question du tribalisme et à établir des mécanismes de suivi efficaces?
- Quelles actions concrètes la communauté internationale (Nations Unies, Union africaine, etc.) pourrait-elle entreprendre pour encourager une réconciliation durable plutôt que de simples cessez-le-feu temporaires?
- Dans quelles conditions un vrai dialogue inclusif (impliquant dirigeants politiques, communautés locales et groupes rebelles) pourrait-il émerger, et quelles garanties seraient nécessaires pour parvenir à une paix pérenne?
Ressources pour aller plus loin
- Rapports des Nations Unies sur la RDC
- International Crisis Group – Région des Grands Lacs
- Institut de Recherche sur la Paix à Oslo (PRIO)
Tant que le tribalisme et les intérêts politiques dicteront la conduite des États de la région, la paix restera fragile. L’enjeu aujourd’hui est de prendre la mesure des manipulations ethniques transfrontalières pour bâtir un avenir où la souveraineté de chacun serait enfin respectée.
En savoir plus sur CongoHeritage
Subscribe to get the latest posts sent to your email.