Réimaginer le multilatéralisme : Pour une coopération mondiale au-delà du néolibéralisme
En définitive, le défi du nouveau multilatéralisme n’est pas seulement institutionnel ou technique, il est également moral et philosophique.
Vers un ordre économique fondé sur l’équité, la durabilité et la solidarité internationale#
Imaginez un petit agriculteur dans une région rurale d’Afrique de l’Ouest. Sa terre s’assèche en raison du réchauffement climatique, les semences qu’il achète proviennent souvent d’entreprises qui dictent leurs prix grâce à leur pouvoir monopolistique, et lorsque la pandémie de COVID-19 frappe, l’accès aux vaccins semble réservé aux plus puissants.
Pendant ce temps, au cœur de l’Asie, une couturière travaillant pour une chaîne d’approvisionnement mondiale voit son salaire stagner malgré la montée en flèche des profits de la multinationale qui l’emploie. De l’autre côté de l’Atlantique, un entrepreneur en Amérique latine constate l’incapacité de l’économie mondiale à fournir une stabilité durable ou un filet de sécurité suffisant dans les moments critiques.
Ces réalités, multiples et interconnectées, soulignent la faillite du modèle néolibéral actuel, axé sur la déréglementation, la recherche du profit à court terme et la croyance aveugle en l’autorégulation des marchés (Stiglitz, 2002 ; Rodrik, 2011). Les promesses de croissance partagée n’ont pas tenu, et les crises récentes – de la crise financière de 2008 à la pandémie, en passant par le dérèglement climatique – ont révélé un système international bâti sur des fondations fragiles (Tooze, 2021).
Un ordre international fragmenté et en perte de sens
L’Organisation mondiale du commerce (OMC), autrefois symbole de la coopération commerciale, est aujourd’hui paralysée par l’incapacité à nommer de nouveaux juges au sein de son Organe d’appel (Hoekman & Mavroidis, 2020). Les grandes puissances, au lieu de renforcer le multilatéralisme, s’engagent dans des politiques industrielles unilatérales et dans le « dé-risquage » de leurs chaînes de valeur, fracturant la planète en blocs économiques rivaux (Zhang, 2022). Dans cet environnement incertain, la solidarité internationale s’érode, laissant de côté les urgences communes : pandémie, réchauffement climatique, stabilité financière, inégalités.
Vers un nouveau multilatéralisme : replacer l’humain et la planète au cœur de la coopération
L’économiste Joseph Stiglitz, entre autres penseurs critiques (Ocampo & Stiglitz, 2011 ; Piketty, 2013), appelle à repenser le système. Plutôt que de poursuivre un néolibéralisme essoufflé, il propose un multilatéralisme entièrement repensé, fondé sur la reconnaissance des biens publics mondiaux : une santé accessible à tous, une planète vivable, des conditions de travail dignes, et une répartition plus équitable des richesses.
Cette vision ne doit pas se limiter aux slogans. Elle implique de renforcer les capacités d’institutions capables de répondre aux défis contemporains. Par exemple, un fonds mondial pour la santé, soutenu par des institutions internationales et régionales, pourrait garantir un accès équitable aux vaccins et traitements, faisant de l’initiative COVAX (https://www.who.int/) un véritable tremplin vers la justice sanitaire. Dans le domaine climatique, la mise en place d’une Organisation mondiale de l’environnement ou l’appui à des partenariats transrégionaux comme l’Alliance Solaire Internationale (https://isolaralliance.org/) pourraient accélérer la transition vers une économie décarbonée (Hepburn et al., 2020).
Des règles du jeu plus justes et plus inclusives
Pour sortir d’un commerce perçu comme inéquitable, le nouveau multilatéralisme intégrerait des normes sociales, environnementales et fiscales minimales dans les accords commerciaux. L’objectif : empêcher le dumping social et écologique, lutter contre l’évasion fiscale des multinationales et encourager une compétition saine plutôt qu’une course au moins-disant (Stiglitz, 2017). On pourrait imaginer l’instauration de taxes mondiales sur les émissions de carbone, la mise en place de mécanismes antitrust coordonnés à l’échelle internationale, ou encore des normes garantissant un salaire minimum vital dans les filières globales du textile et de l’électronique.
Ce rééquilibrage des règles nécessite d’inclure davantage les pays du Sud dans la gouvernance, de renforcer la transparence et de responsabiliser les institutions internationales. Le cadre actuel doit s’élargir pour intégrer de nouveaux acteurs : syndicats, ONG, groupes de consommateurs, réseaux d’entrepreneurs sociaux et communautés locales. Ces parties prenantes peuvent apporter des solutions innovantes, partager des connaissances locales, et s’assurer que les politiques ne profitent pas exclusivement à une élite globale (Pleyers, 2010).
Des exemples concrets : inspirations pour bâtir l’avenir
Au Bangladesh, l’amélioration des normes du travail après l’effondrement du Rana Plaza en 2013 démontre qu’une régulation internationale concertée, soutenue par des ONG et des syndicats, peut faire progresser les droits humains et la sécurité (Clean Clothes Campaign, https://cleanclothes.org/). En Afrique de l’Est, des initiatives de microfinance et de commerce équitable aident des communautés agricoles à stabiliser leurs revenus et à sortir de la précarité (Oxfam, https://www.oxfam.org/). En Europe, la proposition d’un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières reflète l’idée qu’un commerce plus durable est possible et souhaitable (Commission européenne, https://ec.europa.eu/).
Ces expériences prouvent que des solutions existent déjà sur le terrain. Le nouveau multilatéralisme devra intégrer de telles initiatives pour en faire la norme, et non l’exception.
Un récit inclusif et porteur d’espoir
Plus qu’un simple réaménagement technique, cette transformation repose sur un récit inspirant : l’idée que les peuples du monde ne sont pas condamnés à accepter un système qui les dessert. Le multilatéralisme de demain sera celui qui écoutera les voix marginalisées, rapprochera les perspectives du Nord et du Sud, et veillera à ce que l’économie mondiale serve avant tout le bien-être commun.
En replacant l’humain et la planète au centre, en s’appuyant sur des initiatives locales déjà à l’œuvre, en réécrivant les règles pour qu’elles soient justes et inclusives, le nouveau multilatéralisme promis par Stiglitz et d’autres peut devenir une réalité tangible. Il s’agit de répondre à l’urgence climatique, de garantir la santé pour tous, de faire reculer les inégalités. En somme, de forger un système où la coopération mondiale n’est plus un vain mot, mais une source d’espoir et de prospérité partagée.
Réflexions finales et perspectives
En définitive, le défi du nouveau multilatéralisme n’est pas seulement institutionnel ou technique, il est également moral et philosophique. Il s’agit de réinventer les fondements mêmes de la coopération internationale, en plaçant la dignité humaine, la viabilité écologique et l’équité économique au centre de la scène. La question fondamentale qui se pose est : voulons-nous continuer à bâtir des ponts entre les nations en nous appuyant sur des structures inéquitables et sur un marché autorégulé aux effets parfois destructeurs, ou aspirons-nous à un nouveau contrat mondial, plus inclusif, plus démocratique et plus résilient face aux crises présentes et à venir?
Ce n’est qu’en donnant la parole aux communautés locales, en encourageant l’innovation sociale, en osant repenser les relations Nord-Sud, et en articulant plus clairement les enjeux de justice climatique et sanitaire, que ce nouveau multilatéralisme pourra sortir du domaine de l’utopie. Les initiatives déjà en place et les idées formulées par des économistes comme Joseph Stiglitz, ainsi que par d’autres acteurs de la société civile, montrent que le chemin existe. Reste à savoir si nous aurons la volonté et le courage politique de l’emprunter.
Lectures complémentaires suggérées:
- Dani Rodrik – Straight Talk on Trade: Ideas for a Sane World Economy (2017) : Cet ouvrage propose un regard lucide sur les limites de la mondialisation telle qu’elle a été menée, et esquisse des pistes pour une économie mondiale plus équilibrée et socialement responsable.
https://press.princeton.edu/books/hardcover/9780691177847/straight-talk-on-trade - Ha-Joon Chang – Kicking Away the Ladder: Development Strategy in Historical Perspective (2002) : Cet économiste montre comment les pays développés se sont industrialisés grâce à des politiques protectionnistes, remettant en cause le récit dominant du libre-échange et soulignant la nécessité d’un cadre multilatéral plus équitable.
https://anthempress.com/kicking-away-the-ladder-hb - Nancy Fraser – Fortunes of Feminism: From State-Managed Capitalism to Neoliberal Crisis (2013) : Cette collection d’essais explore l’impact du néolibéralisme sur les inégalités de genre, ouvrant la voie à une réflexion plus large sur les injustices du système économique mondial et sur la manière dont un nouveau multilatéralisme pourrait y remédier.
https://www.versobooks.com/products/2045-fortunes-of-feminism - Mariana Mazzucato – The Entrepreneurial State: Debunking Public vs. Private Sector Myths (2013) : Mazzucato met en lumière le rôle essentiel de l’État dans l’innovation, ce qui invite à repenser la dynamique public-privé et à concevoir des politiques industrielles globales plus justes et efficaces.
https://marianamazzucato.com/entrepreneurial-state - Ellen Meiksins Wood – Empire of Capital (2003) : Cet ouvrage s’intéresse aux dimensions historiques et structurelles du capitalisme mondial, offrant une perspective critique qui peut éclairer la nécessité d’inventer un ordre économique plus coopératif et moins hiérarchisé.
https://www.versobooks.com/products/2119-empire-of-capital
Références:
- Commission européenne : https://ec.europa.eu/
- Clean Clothes Campaign : https://cleanclothes.org/
- Hepburn, C., Stern, N., Stiglitz, J., & Zenghelis, D. (2020). “Carbon Pricing, Growth and the Environment: A Balanced Perspective on Climate Action.” Oxford Review of Economic Policy, 36(3), 560-582.
- Hoekman, B., & Mavroidis, P. C. (2020). Renewing the WTO: Proposals for Reform of the WTO Appellate Body. Global Governance Programme, EUI Working Paper.
- Ocampo, J. A., & Stiglitz, J. E. (2011). The Welfare State Revisited. Columbia University Press.
- Oxfam : https://www.oxfam.org/
- Piketty, T. (2013). Le Capital au XXIe siècle. Seuil.
- Pleyers, G. (2010). Alter-Globalization: Becoming Actors in a Global Age. Polity Press.
- Rodrik, D. (2011). The Globalization Paradox: Democracy and the Future of the World Economy. W. W. Norton & Company.
- Stiglitz, J. E. (2002). Globalization and Its Discontents. W. W. Norton & Company.
- Stiglitz, J. E. (2017). Globalization and Its Discontents Revisited: Anti-Globalization in the Era of Trump. W. W. Norton & Company.
- Tooze, A. (2021). Shutdown: How Covid Shook the World’s Economy. Allen Lane.
- Zhang, Y. (2022). “De-globalization, fragmentation, and new patterns of international trade.” Journal of World Trade, 56(2), 203-230.
En savoir plus sur CongoHeritage
Subscribe to get the latest posts sent to your email.